Par Abdelhakim Yamani
La séquence diplomatique des 28 et 29 octobre 2024 restera gravée dans l’histoire comme le moment où le Maroc a formellement inversé le rapport de force avec son ancienne puissance coloniale. La signature du partenariat exceptionnel renforcé le 28 octobre, suivie le lendemain par la déclaration d’Emmanuel Macron devant le parlement marocain proposant un « nouveau cadre stratégique » en référence aux accords de La Celle-Saint-Cloud, illustre parfaitement la capacité du Maroc à dicter le tempo et les termes de sa relation avec la France. Cette chronologie, loin d’être fortuite, révèle une stratégie marocaine sophistiquée qui consiste à établir les faits avant leur formalisation, prévenant ainsi toute tentative de réintroduction des anciennes dynamiques de dépendance.
Pour comprendre la portée de cette transformation historique, il faut revenir aux accords de La Celle-Saint-Cloud de 1955, véritable chef-d’œuvre de la stratégie française de « décolonisation contrôlée« . Ces accords avaient tissé une toile sophistiquée de dépendances qui, sous l’apparence d’une indépendance formelle, maintenait le Maroc dans l’orbite française. Le contrôle économique s’exerçait subtilement à travers le maintien du franc marocain dans la zone franc, créant une dépendance monétaire qui limitait l’autonomie financière du pays. Les secteurs stratégiques de l’économie restaient sous l’influence française, tandis que des accords commerciaux préférentiels orientaient les flux économiques vers l’ancienne métropole.
La tutelle militaire se manifestait par la présence de bases françaises sur le territoire marocain et le monopole de la formation des cadres militaires. Cette dépendance sécuritaire était renforcée par l’exclusivité des fournitures d’armement, créant une vulnérabilité stratégique durable. L’emprise administrative se perpétuait à travers la présence massive de « conseillers » français dans les institutions marocaines et la formation systématique des élites selon le modèle français. Cette influence s’étendait au domaine culturel, avec la prédominance du français dans l’administration et un système éducatif calqué sur le modèle métropolitain.
Face à ce carcan sophistiqué, le Maroc a développé une stratégie d’émancipation remarquable qui mérite d’être analysée dans son contexte régional. Alors que certains États, malgré une rhétorique souverainiste appuyée, maintiennent et reconduisent périodiquement des accords stratégiques hérités des années 60, le Maroc a privilégié une approche pragmatique de démantèlement méthodique. Cette démarche silencieuse mais efficace contraste singulièrement avec celle de son voisin est qui, tout en cultivant une posture de rupture, perpétue paradoxalement des mécanismes de dépendance structurelle.
Sous le règne d’Hassan II, les premières étapes de cette libération ont été posées avec subtilité. La marocanisation de l’économie a commencé à desserrer l’étau de la dépendance financière. La diversification des partenariats militaires, notamment avec les États-Unis, a réduit la vulnérabilité stratégique du pays. L’affirmation d’une diplomatie plus autonome a permis au Maroc de développer ses propres réseaux d’influence internationaux. Cette politique consistait non pas à claquer les portes avec fracas, mais à ouvrir silencieusement de nouvelles fenêtres d’opportunités.
Cette politique s’est considérablement accélérée sous Mohammed VI. La modernisation profonde du pays s’est accompagnée d’un positionnement comme puissance régionale majeure. Le Maroc a développé ses propres leviers d’influence, s’imposant comme un hub économique africain incontournable. Son leadership dans les énergies renouvelables et son engagement dans l’innovation technologique ont créé de nouveaux axes de développement indépendants de l’ancienne relation coloniale. Sa diplomatie active en a fait un médiateur régional respecté, tandis que ses relations privilégiées avec les pays du Golfe et ses partenariats stratégiques diversifiés lui ont conféré une autonomie croissante.
Le partenariat exceptionnel signé le 28 octobre 2024 incarne cette transformation réussie. Il établit de nouveaux standards de coopération basés sur l’égalité absolue entre les partenaires, prévenant la réintroduction de mécanismes de dépendance par des garde-fous juridiques et institutionnels précis. Ces garde-fous comprennent des clauses de non-régression, des mécanismes d’évaluation régulière et des garanties d’égalité dans la mise en œuvre. Plus qu’un simple accord, il représente la consécration d’une nouvelle ère dans les relations franco-marocaines.
La méthode marocaine de transformation des relations post-coloniales éclaire d’un jour particulier les différentes voies d’émancipation possibles. Là où certains États restent prisonniers d’une contradiction entre un discours de souveraineté et le maintien effectif d’accords déséquilibrés, le Maroc a su construire son autonomie dans la subtilité et l’efficacité. Cette approche démontre qu’une véritable indépendance se mesure moins à la véhémence des déclarations qu’à la réalité des transformations accomplies.
Le succès de cette transformation repose sur une vision stratégique claire qui a permis au Maroc de démanteler progressivement les liens de dépendance tout en construisant ses propres capacités nationales. La diversification systématique des partenariats internationaux et le développement d’une expertise propre ont créé les conditions d’une véritable autonomie stratégique. Les mécanismes juridiques de protection, la diversification économique et l’affirmation d’un leadership régional ont prévenu tout retour en arrière.
Cette réussite marocaine offre un modèle pour d’autres nations cherchant à transformer leurs relations post-coloniales. Elle prouve qu’une ancienne colonie peut non seulement s’émanciper mais aussi devenir l’architecte d’un nouveau type de relation internationale, évitant à la fois les écueils de la confrontation stérile et ceux de la dépendance perpétuée. Le Maroc démontre ainsi qu’il est possible de construire une relation équilibrée et mutuellement bénéfique tout en préservant fermement son autonomie stratégique et sa capacité d’initiative sur la scène internationale.
La chronologie des événements d’octobre 2024 confirme cette maîtrise marocaine du processus de transformation. En établissant d’abord les nouveaux paramètres de la relation à travers le partenariat exceptionnel, avant même que la France ne propose formellement un nouveau cadre, le Royaume démontre sa capacité à définir les termes de ses relations internationales. Cette séquence illustre parfaitement l’aboutissement d’une stratégie où la patience et la subtilité l’emportent sur la confrontation, où l’efficacité silencieuse prévaut sur les déclarations tonitruantes.
Cette transformation historique des relations franco-marocaines définit désormais un nouveau paradigme dans les rapports post-coloniaux. La manière dont le Maroc a orchestré ce changement, sur près de sept décennies, démontre qu’une émancipation réussie ne se mesure pas à l’aune des confrontations mais à celle des résultats concrets. En privilégiant une approche pragmatique et méthodique, le Royaume a non seulement dépassé le cadre contraignant des accords de La Celle-Saint-Cloud, mais a également établi un modèle d’émancipation qui combine préservation des intérêts nationaux et maintien de relations constructives.
Le futur des relations franco-marocaines s’inscrit désormais dans ce nouveau cadre, où l’égalité n’est plus une aspiration mais une réalité actée. Le partenariat exceptionnel d’octobre 2024 ne représente pas seulement un aboutissement, il ouvre la voie à une nouvelle ère de coopération basée sur le respect mutuel et l’équilibre des intérêts. Cette réussite marocaine démontre qu’il est possible de transformer profondément des relations historiquement asymétriques sans compromettre ni son autonomie stratégique ni les perspectives de coopération future.
L’histoire retiendra que c’est par la patience, la subtilité et une vision stratégique claire que le Maroc a réussi là où d’autres ont échoué : transformer une relation de dépendance héritée de l’ère coloniale en un partenariat moderne entre égaux. Cette réussite ne constitue pas seulement un succès diplomatique, elle établit un précédent et un modèle pour d’autres nations cherchant à redéfinir leurs relations post-coloniales dans un monde en mutation.