Par Abdelhakim Yamani
L’interview accordée par Amir Moussaoui au quotidien marocain « Assahifa » marque un tournant potentiel dans la reconfiguration des équilibres régionaux. Cette sortie médiatique intervient dans un contexte particulièrement significatif où l’Iran, affaibli par ses revers significatifs au Proche-Orient, cherche à redéployer sa stratégie régionale. L’échec patent de sa stratégie de guerre hybride menée via des proxys, la décapitation du commandement du Hezbollah, et les difficultés du Hamas ont poussé Téhéran à reconsidérer fondamentalement ses alliances traditionnelles.
La portée de cette interview doit d’abord être évaluée à l’aune du profil de son auteur. Amir Moussaoui, ancien général de brigade des Pasdarans et ex-membre des services de renseignement iranien, aujourd’hui officiellement à la retraite et dirigeant une entreprise familiale en Belgique, n’est pas un interlocuteur anodin. Pendant son séjour à Alger, sous couverture d’attaché culturel de l’ambassade iranienne, il a été l’architecte principal du soutien actif de l’Iran au Polisario, ce qui avait d’ailleurs conduit à la rupture des relations diplomatiques entre Rabat et Téhéran en 2018.
Le contraste saisissant entre les propos actuels de Moussaoui et ses déclarations d’octobre 2022 sur la chaîne Al-Mayadeen révèle l’ampleur du réajustement stratégique iranien. À l’époque, il menaçait d’une invasion du Sahara « en quelques heures » par une alliance Iran-Hezbollah-Algérie-Polisario, affirmant qu’une telle coalition militaire aboutirait à « une défaite assurée du Maroc et d’Israël ». Ce revirement spectaculaire, des menaces belliqueuses aux propositions de dialogue, illustre la profondeur des bouleversements stratégiques que traverse l’Iran. Les revers militaires au Proche-Orient, l’efficacité limitée de sa stratégie des proxys, et son isolement diplomatique croissant contraignent Téhéran à repenser fondamentalement son positionnement régional.
Le choix du timing et du média n’est pas fortuit. En s’exprimant dans un journal marocain, Moussaoui tente visiblement de lancer un ballon d’essai diplomatique. Cependant, cette approche révèle une méconnaissance des mécanismes diplomatiques marocains qui privilégient systématiquement les canaux officiels directs. La diplomatie marocaine, connue pour sa rigueur et son professionnalisme, n’a jamais eu pour habitude de négocier via médias interposés.
Les déclarations de Moussaoui, bien qu’il soit retraité et ne puisse officiellement parler au nom de l’Iran, méritent une analyse approfondie. Figure toujours influente au sein des Pasdarans, ses propos pourraient refléter la position d’un courant significatif au sein de l’establishment militaro-sécuritaire iranien. De manière révélatrice, il reconnaît implicitement que la « bonne volonté » iranienne répond à une nécessité de redéploiement stratégique, particulièrement après les revers importants subis dans la confrontation avec Israël.
L’activisme des Pasdarans en Afrique, particulièrement dans la région sahélo-saharienne, demeure un point de friction majeur. Leur stratégie d’influence combine traditionnellement actions militaires, réseaux économiques et prosélytisme religieux. Dans cette région, l’Iran poursuit une politique d’expansion systématique, utilisant le chiisme comme vecteur d’influence politique. Cette stratégie s’est manifestée par la création de centres culturels, l’octroi de bourses d’études en Iran, et le développement de réseaux commerciaux servant de couverture à des activités d’influence.
Cette dimension est particulièrement sensible pour le Maroc, leader historique et spirituel du rite malékite en Afrique. La propagation du chiisme dans des sociétés traditionnellement sunnites malékites est perçue comme une menace directe à la stabilité régionale. Le Royaume joue un rôle central dans la formation des imams et la promotion d’un Islam modéré dans toute la région sahélienne, un leadership que les activités iraniennes cherchent à contester.
Le Maroc a clairement établi que sa sécurité, y compris spirituelle, est non-négociable. L’expansion du chiisme politique dans le Sahel, orchestrée par les réseaux iraniens, entre en collision directe avec la vision marocaine d’un Islam modéré et tolérant. Cette ligne rouge diplomatique et sécuritaire ne semble pas avoir été suffisamment prise en compte dans les propositions de Moussaoui.
L’Algérie, face à la perspective d’un rapprochement maroco-iranien, déploie une activité diplomatique frénétique qui témoigne de son inquiétude profonde. La récente rencontre à Cascais au Portugal entre le ministre algérien des Affaires étrangères Ahmed Attaf et son homologue iranien Abbas Araghchi, s’inscrit dans une série d’initiatives diplomatiques urgentes. Cette rencontre, suivie d’échanges parlementaires intensifs, notamment avec le président de la Commission de la sécurité et de la politique étrangère de l’institution législative iranienne Ibrahim Azizi, illustre la détermination d’Alger à contrer ce possible rapprochement qui menacerait directement sa position régionale.
Le silence remarqué de la diplomatie algérienne sur ces entretiens et l’absence significative de mention du dossier sahraoui dans les communiqués iraniens sont particulièrement révélateurs. Cette omission pourrait signaler une évolution de la position iranienne sur la question, ce qui constituerait une véritable catastrophe diplomatique pour Alger. La multiplication des contacts algerino-iraniens, tant au niveau ministériel que parlementaire, traduit une tentative désespérée de maintenir le statu quo et d’éviter un isolement diplomatique accru.
Les obstacles à une normalisation restent néanmoins substantiels. Au-delà de la question du Polisario, que Moussaoui tente de minimiser en affirmant qu’une reconnaissance par l’Iran est « totalement exclue », persistent des contentieux profonds : le prosélytisme chiite, l’ingérence dans les affaires intérieures via des réseaux d’influence, et le soutien multiforme aux mouvements hostiles aux intérêts marocains.
La proposition de Moussaoui d’une « entente sur une formule pour restaurer les relations » semble ainsi prématurée. Si elle révèle une volonté iranienne de réviser sa stratégie régionale face à ses échecs au Proche-Orient, elle ne répond pas aux préoccupations fondamentales du Maroc en matière de sécurité nationale et d’intégrité territoriale.
Pour le Maroc, tout rapprochement avec l’Iran devrait s’inscrire dans une vision stratégique globale, prenant en compte les dynamiques sahéliennes, la sécurité spirituelle régionale et les équilibres diplomatiques. La balle est désormais dans le camp iranien pour démontrer, par des actes concrets plutôt que par des déclarations médiatiques, sa volonté de modifier substantiellement son approche régionale.