Par Abdelhakim Yamani
La situation actuelle de la Grande Mosquée de Paris, documentée par de nombreuses photographies circulant sur les réseaux sociaux, révèle bien plus qu’un simple cas de gestion défaillante d’un lieu de culte. L’état des lieux est accablant : couples s’embrassant dans les cours historiques, espaces sacrés transformés en salons de chicha, services d’épilation proposant des prestations intimes à 10€, zelliges historiques brisés et mal restaurés. Cette désacralisation et ce délabrement sont les symptômes visibles d’une divergence plus profonde dans le rapport à l’Histoire et à l’identité culturelle.
Au Maroc, l’enracinement millénaire d’une dynastie chérifienne a forgé une conscience aiguë de la continuité historique. Cette profondeur temporelle se manifeste dans une approche du patrimoine où chaque monument, chaque technique artisanale, chaque motif géométrique est le maillon d’une chaîne de transmission ininterrompue. La préservation méticuleuse des mosquées historiques, la formation continue d’artisans spécialisés, le maintien vivace des traditions architecturales ne sont pas de simples choix de politique culturelle, mais l’expression d’une identité profondément ancrée dans l’Histoire.
En contraste, la gestion algérienne de la Grande Mosquée de Paris reflète un rapport plus complexe à l’héritage historique. La rupture coloniale, la construction d’une identité nationale moderne, et la prédominance d’autres priorités dans la construction étatique post-indépendance ont façonné une approche différente du patrimoine. La transformation progressive de ce lieu saint en espace commercial, la négligence dans l’entretien des éléments historiques, la banalisation des espaces sacrés témoignent d’un rapport plus distant à l’héritage culturel traditionnel.
L’ironie de l’Histoire veut que ce soit des artisans marocains qui aient initialement construit cette mosquée en 1922, y insufflant leur maîtrise séculaire des arts sacrés. Aujourd’hui, le contraste entre l’excellence de cette réalisation originelle et son état actuel illustre de manière saisissante deux conceptions distinctes du rapport au patrimoine et à l’identité culturelle.
Cette situation se déroule sous le regard passif des autorités françaises qui, bien que propriétaires des lieux et garantes de la préservation du patrimoine national, semblent se tenir en retrait face à cette détérioration progressive d’un monument historique majeur. Ce désengagement pose question quant à la préservation d’un témoin architectural unique de l’histoire franco-musulmane.
Au-delà du cas spécifique de la Grande Mosquée de Paris, cette situation révèle comment le rapport au patrimoine traduit des conceptions différentes de l’identité et de la continuité historique. D’un côté, une vision où la préservation du patrimoine est constitutive de l’identité nationale, de l’autre, une approche où d’autres marqueurs identitaires ont pris le pas sur l’héritage architectural et spirituel traditionnel. Cette divergence fondamentale dans le rapport à l’Histoire se matérialise aujourd’hui dans l’état contrasté des lieux de culte historiques de part et d’autre de la Méditerranée.